Katia Porro, Lier et laisser filer
Dodie Bellamy
Sophie Auger-Grappin, Forces Contraires
Didier Semin, Monnaie de signes
Andréanne Béguin
Matthieu Gounelle, De stupéfiantes conjonctions
Katia Porro,
Lier et laisser filer
« Lier et laisser filer » : un titre qui flirte avec le trouble de l’oxymore ouvre la porte vers l’univers artistique de Silvana Mc Nulty. Un univers composé de fragments, de microcosmes, d’heures acharnées et méticuleuses de travail, de discipline, de gestes violents sur des matériaux fragiles, et d’objets souvent exclus des vocabulaires artistiques pour leur caractère banal. Ce qui en découle est un répertoire de mots, mots à la fois liés et en opposition, mots qui esquissent une sorte de fil rouge que l’on pourrait peu à peu tirer pour mieux naviguer au sein de cet ensemble aussi troublant qu’apaisant.
ABSOLU
Des associations paradoxales qui repoussent des limites – d’une chose, voire même de notre compréhension de cette chose-là – révèlent la recherche d’une forme absolue dans le travail de Silvana Mc Nulty. L’absolu engouffre et assomme, mais cependant fascine... Voir : trou.
ACCESSION
28 000 trous, 14 000 pailles, et des mois de confrontation entre les mains d’Eva Hesse et un objet industriel composent l’œuvre Accession III. En 1968, l’artiste américaine d’origine allemande a enfilé des pailles en plastique dans les trous d’un cube en fibre de verre lors d’un geste répétitif peu éloigné de celui du tissage de Silvana Mc Nulty. Point par point, chacune des deux artistes combine des choses qui s’entrechoquent – le géométrique et le chaotique ; le manufacturé et le fait main ; la force et la fragilité. « Une augmentation par un élément ajouté » est la définition du mot accession. Et chez Mc Nulty, comme chez Hesse, le désir d’une transformation complète de la matière est remplacé par le désir d’un détournement et une augmentation d’un objet existant, tout en créant des nouvelles sensations d’ordre physique.
CARAMBOLAGE
Au billard, un carambolage est une série de chocs, ou la collision successive des billes. Ici, le carambolage se passe à travers la matière et le geste – chaque chose en amène à une autre.
CISEAUX
Comme chaque outil tranchant, les ciseaux sont actifs vis-à-vis de la matière, mais passifs vis-à-vis de la main de son·sa utilisateur·rice. Chez Silvana Mc Nulty, ils sont tout autant complices de l’acte d’initier une œuvre et d’en déterminer sa finalité, que prisonniers de cette dernière. Cette contradiction rappelle la double nature de l’outil : des ciseaux, ou une paire de ciseaux, sont à la fois le symbole du lien (physique, affectif, amical) et de l’outil pour couper ce même lien. Voir : outil.
COQUILLAGE
« Je devais commencer par fixer des signes dans ce continuum incommensurable, par établir une série d’intervalles, c’est-à-dire des nombres. La matière calcaire que je sécrétais, en la faisant tourbillonner comme une spirale sur elle-même, était précisément cela, quelque chose qui continuait sans interruption ; mais en même temps, à chaque tour de spirale, elle séparait le bord d’une spirale du bord d’une autre spirale, de sorte que si je voulais fixer quelque chose, je pouvais commencer par compter ces spirales. Bref, ce que je voulais construire, c’était un temps qui n’appartienne qu’à moi, qui ne soit réglé que par moi, qui soit autonome : une horloge qui n’ait à rendre compte à personne de ce qu’elle mesure. J’aurais voulu construire un temps-coquillage extrêmement long et ininterrompu, continuer ma spirale sans jamais m’arrêter ». Voir : temps.
ÉPUISER
Des milliers d’objets circulaires – rondelles métalliques, joints de plomberie, passoires d’évier – crochetés ensemble et ainsi emprisonnés témoignent d’une tentative d’épuisement non seulement d’une technique, mais aussi d’une forme. Le parcours artisanal de Silvana peut laisser penser que ses objets sont le résultat de différentes techniques, mais à y regarder de plus près, la trame de l’artiste est toujours la même, faite d’un seul point (double maille serrée) crocheté à l’infini. Ce point est ainsi appliqué, avec fureur et rigueur, à ses matériaux de prédilection temporaire, jusqu’à qu’ils s’épuisent, ouvrant la voie vers d’autres textures, d’autres formes... Il y a eu, au départ, des pâtes, des peaux d’orange, des feuilles, puis des perles, des barrettes pour les cheveux, des cloches, des jouets, puis des coquillages, des coquilles d’œuf, puis du savon, de la cire, et puis, maintenant, des équerres, des ciseaux, des feuilles, en bref, des matériaux scolaires et des outils ou objets fonctionnels. Il y a des retours occasionnels à des objets précédemment affectionnés, mais souvent, lorsqu’un nouveau matériau se retrouve entre les mains de l’artiste, les autres sont laissés de côté, tout en étant liés.
FILET
« Il est vain de blâmer le filet d’avoir des trous ». Voir : trou.
GÉOMÉTRIE
On ne peut nier ni l’aspect mathématique des œuvres présentées, ni les équations inimaginables qu’elles peuvent suggérer. Une feuille entourée d’une trame sans fin témoigne d’un désir de géométrie, ou peut-être d’un désir de contrôle. L’admiration, et peut-être la crainte d’une telle précision, peuvent être interprétées dans des œuvres récentes où des outils de mesure d’angles et de cercles sont piégés et rendus inutiles. Voir : outil.
LANGAGE Drôle de sensation d’entendre une langue étrangère en la comprenant sans pour autant pouvoir formuler une seule syllabe d’un seul mot dans cette même langue. C’est la sensation suscitée par les œuvres de Silvana Mc Nulty. Car sa pratique prononce le mariage du readymade et de l’artisanat pour en faire un nouveau langage visuel inédit. Son vocabulaire provient du quotidien, composé d’une myriade d’objets qui nous entourent. Il se décline cependant à travers des conjugaisons formelles qui détournent sa nature même. Ainsi, celle ou celui qui osera pratiquer sa langue découvrira rapidement que le moindre bégaiement est impossible, car sa langue en est une de silence. Dans Le Ravissement de Lol V. Stein, Marguerite Duras imagine « [la] plus grande douleur et [la] plus grande joie confondues jusque dans leur définition devenue unique mais innommable faute d’un mot. [...] Ç’aurait été un mot-absence, un mot-trou, creusé en son centre d’un trou, de ce trou où tous les autres mots auraient été enterrés. On n’aurait pas pu le dire mais on aurait pu le faire résonner. Immense, sans fin, un gong vide, il les aurait assourdis à tout autre vocable que lui-même, en une fois il les aurait nommés, eux, l’avenir et l’instant. » Le langage de Silvana Mc Nulty pourrait donc être considéré comme une composition de mot-trous, qui voudraient à la fois tout et rien dire. Le plein et le vide. Voir : trou.
LIGNE
La pêche à la ligne libre est une technique qui consiste à laisser filer un appât, généralement vivant, sans plomber la ligne. Le leurre dérive ou nage librement alors que la canne utilisée est laissée de côté. Le titre de l’exposition « Lier et laisser filer » fait ainsi penser à la pêche à la ligne libre : en créant des liens, on se libère.
Cette technique est aussi appelée pêche à la ligne morte, car le·la pêcheur·euse n’anime plus le fil – le lien imperceptible devient mou, tout en restant intact.
NŒUD
Dans les premiers plans du film Pénélopiade de Callisto Mc Nulty, nous voyons Silvana en train de nouer un fil de chanvre, encore et encore. Ce nœud sert, dans cette pièce, de liant, se détachant du sens péjoratif de son symbole. Il semblerait néanmoins qu’il n’y ait pas d’objet plus ambivalent que le nœud. Il est contraignant, compliqué, mais aussi la puissance qui lie. Ainsi, les contradictions s’entrelacent.
OUTIL
« Les rêves ne suffisent pas à détruire la couverture de la morosité [...] Chaque jour, un outil tranchant, un destructeur puissant, est nécessaire pour s’en défaire [...] » Ciseaux, épingle, agrafeuse, dremel, perforateur... Chaque jour, Silvana a recours à un outil tranchant dans un geste que l’on peut ici aussi considérer comme la destruction de la morosité, puisqu’elle transforme des objets quotidiens en microcosmes inédits. Mais si l’outil sert de libérateur, il est aussi confronté à son destin dans l’œuvre de Silvana, qui détourne ses outils pour les rendre inutiles. Cela pourrait suggérer le refus d’une certaine dépendance à l’égard de ce dernier et, par conséquent, une forte quête d’autonomie... Voir : ciseaux, géométrie, percer.
PÉNÉLOPE
Dans l’Odyssée, l’histoire de Pénélope se déroule comme suit : son mari, Ulysse, part à la guerre et la laisse attendre son retour pendant vingt ans. Un retour dont beaucoup doutent, et qui suscite la convoitise de nombreux prétendants qui tentent d’épouser Pénélope. Fervente opposante à cette idée, Pénélope utilise ses talents de tissage pour créer son propre destin. Elle dit à ses prétendants qu’elle choisira un nouvel époux lorsqu’elle aura fini le linceul, voile qu’elle tissera tous les jours avant de le défaire la nuit, afin de gagner du temps et de tromper ceux qui ignorent la technique de tissage, jusqu’à ce que son mari revienne. Et bien que cette dédicace fasse souvent allusion à sa loyauté dévouée envers son mari, elle doit plutôt être considérée comme une forme de résistance notamment dans une relecture féministe. L’étymologie de Pénélope (pene = trame) évoque la traduction de celle qui saisit la trame. On peut donc considérer Pénélope comme une tisseuse rusée qui saisit son propre destin à travers son savoir-faire. Quant à Silvana Mc Nulty, sa motivation est peut-être indéchiffrable, mais la prolifération des œuvres révèle une dévotion à son travail et un désir de créer sa propre trajectoire. Voir : Pénélopiade de Callisto Mc Nulty
PERCER
L’embout d’une dremel chatouille la surface d’un œuf avant de la percer tendrement, à maintes et maintes reprises. Son blanc et son jaune tombent goutte à goutte par chaque trou jusqu’à ce qu’il se vide. La rigueur et la répétition du geste de l’artiste qui vient transformer l’œuf révèlent son désir d’en tester les limites : elle perce l’œuf et sa structure parfaite jusqu’à son effondrement. La tension se crée ainsi entre l’acte violent et le matériau fragile ; tout comme dans la collision des matériaux et des textures des autres pièces présentées ici.
SILENCE
Un refus de langage, ou plutôt un désir de silence, se lit dans les carnets et les enveloppes scellées à vie. Voir : langage.
TEMPS
« La perte et l’attente ; la régression et la répétition ; la non-consommation et la contre-productivité ; le retard et l’obsolescence ; le dissocié et le désynchronisé » : ces tropes typiques liés au temps résonnent
fortement lorsque l’on considère l’aspect de la durée dans les œuvres de Silvana Mc Nulty. Matérialiser cette unité de mesure élusive devient, pour elle, possible à travers ses gestes obsédants et répétitifs : percer, enfiler, crocheter, couper, percer, enfiler, crocheter, couper... Voir : coquillage.
TISSER
« Tisser ne signifie pas seulement prédestiner (sur le plan anthropologique) et réunir ensemble des réalités différentes (sur le plan cosmologique), mais aussi créer, faire sortir de sa propre substance, tout comme le fait l’araignée, qui bâtit sa toile d’elle-même ». Silvana Mc Nulty tisse, non seulement pour sortir de sa propre substance et créer son propre destin (voir : Pénélope), mais aussi pour faire se rencontrer des réalités, des textures, des matériaux et des mondes différents : le mou et le dur ; l’organique et l’artificiel ; le chaos et l’ordre ; le pérenne et l’éphémère...
TROU
Trou, troué, trous, trou de mémoire, trou de ver, trou du cul, trou de balle, trou de nez, trou d’air, trou d’homme, trou de conjugaison, trou de souris, tour normand, trou individuel, trou coronal, trou noir, avant- trou, bouche-trou, mot-trou, boire comme un trou... Autant enfoncement que cavité, un creux qu’une ouverture vers un ailleurs infini, le trou est la forme de l’absolu, ou du moins de sa recherche. « Quand je dis que les trous sont des conduits ou un “moyen de” ou un espace ou une intersection – je veux dire que les trous sont des occasions – des opportunités qui peuvent prendre de nombreuses formes, matériaux et durées (imaginez un trou qui ne serait que durée) ». Les trous et le manque sont ainsi à comprendre comme des possibilités. Et peut-être même un endroit où l’on peut à la fois se perdre et, éventuellement, se retrouver. Insaisissable et, pourtant, pleinement palpable.
Dodie Bellamy
At first glance, Silvana Mc Nulty’s exhibition looks like a scattering of bric-a-brac across three gallery walls. As you move in closer, you encounter small sculptures comprising found objects— starfish, seashells, triangles, protractors, paper bags—that the artist has embellished with crochet, using the same kind of fine thread and tiny hook that my grandmother, who was born in 1901, did to adorn pillowcases and handkerchiefs with lace. However, rather than “finishing” the ends of the threads to create a tidy effect, as my grandmother taught me to, Mc Nulty, who was born in 1995, leaves them hanging. From a crochet perspective, this is a feral gesture. The assemblages are arranged not randomly but in a rigorously intuitive fashion. Mc Nulty’s intricate, controlled deployment of a technique associated with an antiquated vision of female domesticity seems to be daring the viewer to dismiss her practice. That would be a big mistake on the viewer’s part, for this work is sneakily subversive. As the show’s title—“Déborder de ses bords” (Overflow One’s Edges)—suggests, Mc Nulty is exploring excess. Her appetite is vast, evidenced not only by the sheer volume of her output but also by the voracity with which she binds items that don’t belong together (witness the fluid geometry of shells with the crisp-edged angles of plastic drafting tools). Like an über-feminine invasive species, Mc Nulty’s handicrafts reconfigure the natural/rational divide, creating an aberrant ecosystem. This work is deeply feminist, confronting histories of domestic oppression and creativity, while allowing both their drudgery and their beauty to exist in a tension that is never resolved. The stitches and threads always show like scars.
Sophie Auger-Grappin,
Forces Contraires
Invitée en résidence de production au lycée Jean-Zay à Thiers, Silvana Mc Nulty a établi son atelier sur le plateau technique où se trouvent les machines de thermoformage, d’injection plastique et d’outillages. Installée dans une cellule vitrée qui l’isole autant qu’elle l’expose au contexte industriel environnant, Silvana Mc Nulty crochète, des heures durant, des ouvrages de fils qui réunissent des objets fonctionnels ou des rebuts récoltés au pied des machines. Dans ses nouvelles pièces, Silvana choisit un fil de couleur mis en forme par le crochet qui génère une grammaire de mailles répétitives pour souligner avec fantaisie le périmètre des objets assemblés. Le fil glisse précisément d’une perforation à l’autre, reliant les orifices naturels aux percées mécaniques produites dans les différents objets. L’artiste a choisi de créer des confrontations entre des pièces organiques telles que des coquillages, des feuilles d’arbres et des pièces industrielles comme des joints de plomberie, des engrenages, des chutes de découpes industrielles qui produisent le télescopage de différents mondes : celui de la mer, du milieu scolaire mais également celui des machines, des processus industriels et manufacturés. Cette technique d’assemblage toute personnelle émane d’une approche intuitive tout d’abord guidée par le souhait de concevoir à l’échelle de la main. Il est possible d’attribuer cette approche de la sculpture à son apprentissage de la joaillerie puis du bijou contemporain qu’elle envisage comme un art transportable en relation au corps. Impliquée quotidiennement dans sa pratique, Silvana Mc Nulty a également choisi de travailler avec des matières faciles à manipuler, légères et peu onéreuses. Libre à elle de déplacer ses réalisations partout pour travailler ou les exposer. Cette liberté d’expression s’affirme en pleine conscience du fait que les femmes ont longtemps été prisonnières des pratiques textiles autrefois peu considérées. Travailler la maille et relier grâce à elle autant d’objets de son quotidien est un devenu un vocabulaire pour Silvana Mc Nulty qui revendique sa filiation avec les femmes artistes qui en ont, elles aussi, détourné les usages. C’est le cas d’Anni Albers qui apprit le tissage à contrecœur avant d’en révolutionner les codes et les structures par l’influence de la peinture abstraite ou d’Eva Hesse qui utilisa les cordages présents dans l’usine qu’elle occupait pour concevoir des pièces d’une charge émotionnelle nouvelle. En France, Marinette Cueco racontait que c’est après avoir délaissé le métier à tisser qu’elle entama un travail sculptural plus libre fait de tressage de fibres végétales.
Sur le plateau technique du lycée Jean Zay, la main de Silvana Mc Nulty monte silencieusement les mailles au crochet. Chaque boucle qui se crée émerge régulièrement dans l’ouvrage. Tandis que les machines qui l’environnent battent la mesure, elle formule un langage organique autour des objets et des débris dont elle ignore parfois l’origine. Sublimant cette matière « pauvre » par ses boucles reliées les unes aux autres, elle crée des chaînes rappelant les maillons du langage. À travers un réseau de symboles récurrents, elle tisse une grammaire personnelle, une écriture cryptée, indéchiffrable aux yeux des autres, qui échapperait en quelque sorte à la logique du sens et du verbe.
Didier Semin,
Monnaie de signes
On raconte qu’autrefois, les vacanciers du Club Méditerranée — n’ayant jamais fréquenté l’institution, je n’ai pas été directement témoin de la chose — disposaient, durant leurs séjours, de colliers de boules pour régler de menus achats d’alcool ou d’épicerie à l’aide d’une monnaie ludique, comme lavée des servitudes de ce que nous appelons l’argent. L’intention (feindre d’affranchir les individus des distinctions de fortune) était odieuse, mais le procédé ingénieux : il attestait une bonne connaissance de l’histoire de l’humanité qui, longtemps, a utilisé des coquillages, des perles, des plumes et des colliers aux fins de ce qui ne s’appelait pas encore le commerce.
Quand j’ai découvert les objets surprenants de Silvana Mc Nulty — on ne peut qu’être admiratif du parcours de cette jeune artiste, qui a su, en à peine quatre années, se constituer un univers propre, extrêmement singulier, et se faire en quelque sorte une signature — je les ai d’abord regardés avec mes références familières, celles qui se rapportent à l’art de l’assemblage et à la figure de Kurt Schwitters, qui a formulé comme personne la façon dont le collage s’est imposé à lui à l’issue du premier conflit mondial : « On peut fort bien, disait-il, créer avec des rebuts, et c’est ce que je fis en les collant ensemble, en les clouant. Je donnais à ces objets le nom de Merz, et c’était ma prière à moi pour célébrer la fin victorieuse de la guerre, puisque la victoire, une fois encore, revenait à la paix. De toute façon, tout était détruit et il s’agissait de construire quelque chose de neuf avec des débris ». L’idée de réparation symbolique me paraissait convenir assez bien à l’ajustement incongru de toutes choses par le lien, la couture, le tissage et le remodelage auquel Silvana Mc Nulty a commencé de se livrer presque compulsivement aux alentours de 2019 : Pénélope infirmière du monde de la bricole, elle n’a certes pas connu la guerre — avait-elle le pressentiment que cette dernière allait bientôt éclater aux marches de l’Europe ? — mais en France une des pires crises sociales depuis des décennies, qu’on désigne désormais comme le « mouvement des gilets jaunes », et une épidémie sans précédent autre que très lointain, qui devait cloîtrer des mois durant une population entière. Il fallait tout remettre en forme, suturer les plaies, ravauder une société de l’objet en pleine déliquescence, l’artiste se portait sur le front qui lui était accessible, celui de la métaphore : souvent dans ses compositions on voit des équerres ou des rapporteurs d’angle aboutés par des ourlets festonnés qui suggèrent l’urgence d’un changement de nos systèmes de mesure, s’il est vrai qu’ils n’ont réussi à bâtir que le monde bancal où nous vivons. Le réajustement des choses entre elles efface aussi, ou déborde, leurs bords parfois tranchants, comme pour adoucir leur contact. Schwitters clouait : à cette méthode éprouvée mais expéditive, Silvana Mc Nulty a préféré celle des artistes femmes qui l’ont marquée, et qui usaient plutôt du fil, de la cordelette ou du tressage : Eva Hesse, Zoe Leonard avec son Strange fruit, ou l’extraordinaire Hessie, qui utilisait la broderie comme outil de construction. Au diable ce qu’un monde révolu appelait avec condescendance les ouvrages de dames : ce n’est pas rien, de lier, et le fil vaut bien la vis ou le clou, s’agissant d’efficacité. En latin, les religiones, d’où nous vient le mot « religions », étaient, nous disent Marcel Mauss et Roger Caillois, les liens qui assemblaient les poutres des ponts jetés d’un bord à l’autre d’une rivière (ces architectures étaient si importantes que le plus haut placé dans la hiérarchie des prêtres romains était le pontifex, le faiseur de ponts — c’est pour cela que le Pape, dans l’église catholique, est appelé Souverain Pontife...).
Il y a plus, pourtant : ce qui frappe d’emblée dans ces objets transformés, c’est leur caractère de jouets, de bijoux, de talismans ou d’amulettes. Ils excèdent rarement la dimension de l’offrande, du présent, et sont constitués à parts égales d’éléments de notre quotidien, règles de plastique, paires de ciseaux, passoires ou bondes d’évier, et des matériaux qui ont traditionnellement servi aux fameuses monnaies archaïques dont s’est un jour souvenu un comptable du Club Méditerranée : perles, coquillages, métaux brillants, osselets, végétaux. C’est par commodité que nous parlons de monnaies archaïques à propos des objets extraordinaires, pour nous mal intelligibles, en usage dans l’Amérique du Nord ou l’Océanie d’avant la colonisation ; on dispute encore la fonction exacte des wampums des Iroquois, des tevau des îles Salomon. Ils s’échangeaient, certes, mais la plupart du temps dans un cadre rituel qui excédait largement celui d’un simple marché, au sens où l’entendrait aujourd’hui, mettons, le Fonds monétaire international. C’est que l’argent n’est pas né d’un coup, même dans nos civilisations, dans la tête d’un startupeur en peau de bête, qui aurait un jour eu l’idée de multiplier les échanges, en inventant un substitut universel capable d’envoyer le troc aux oubliettes. L’argent a d’abord été beau, il a circulé pour lui-même dans un cadre cérémoniel — dont rien ne donnera une meilleure et plus simple idée que l’échange, dans les cours d’école, des images du chocolat Poulain ou des billes, pour ma génération, des cartes Pokémon pour celle de mes enfants. On l’a manié avec un respect sacré et une joie candide. Ce n’est que très graduellement qu’il est devenu ce que nous connaissons, en somme une abstraction meurtrière. Les artistes de la seconde moitié du XXème siècle ont souvent rêvé d’abolir cet argent qu’ils voyaient comme un liant corrupteur : Yves Klein jetait de l’or dans la Seine, Joseph Beuys plaidait pour un retour au troc (le cours différent de leurs carrières, précoce pour le premier, tardive pour le second, fait parfois oublier qu’ils étaient contemporains : Klein était de 1928, Beuys de 1921).
Silvana Mc Nulty, avec le culot souvent flamboyant de sa génération, me paraît faire une hypothèse artistique un peu différente, mais pleine elle aussi de justesse — celle de rendre à la monnaie sa beauté, plutôt que d’appeler à son effacement, de créer des signes pour un nouvel échange, plus élégant, plus digne et plus équitable que celui qui régit nos vies. Une monnaie, pourrait-on dire, de la république Mc Nulty, c’est-à-dire d’un univers rêvé entre l’enfance tout court et l’enfance de l’humanité. S’est-on avisé que la maladie financière qui gangrène notre monde s’est aggravée avec la dématérialisation croissante de l’argent, l’abandon (en tous cas officiel) de l’étalon or ? Si l’argent est aujourd’hui virtuellement tout, c’est peut-être parce qu’il n’est concrètement plus rien, et ne tient plus dans la paume d’une main qui le soupèserait avec crainte et jubilation — le Club Méditerranée l’avait bien compris, en attirant ses vrais clients avec de fausses perles. Il ne faut pas sous-estimer la portée de l’intuition : dans l’idée générale d’une réparation du monde, le rêve d’une monnaie à la fois primitive et nouvelle prend tout naturellement la suite de celui d’un réagencement moins orthogonal des objets, et nous donne autant à voir qu’à penser. Kurt Schwitters n’est après tout pas si loin : n’avait-t-il pas nommé son art Merz, en amputant le mot Kommerz de sa première syllabe ? Silvana Mc Nulty ne ferait que bousculer à peine trois consonnes pour suggérer que l’on transforme la monnaie de singe des places financières en monnaie de signes admirables...
Andréanne Béguin
Silvana Mc Nulty est née en 1995. Elle vit et travaille à Paris. Elle est diplômée de la Gerrit Rietveld Academie et de la Haute École des arts du Rhin.
La main s’offre chez Silvana Mc Nulty comme une genèse. C’est d’elle qu’émane le travail technique que l’artiste appose sur chaque matière. C’est à son échelle que les œuvres créées existent. C’est dans sa perspective tactile que les œuvres cheminent dans l’esprit du regardeur. Silvana Mc Nulty crée des archipels d’éléments hydrides qui émanent de la rencontre émerveillée entre une matière primaire quelle qu’elle soit – métal, textile, organique – et cette main. La rencontre se prolonge par la mise en dialogue de ces différents atomes créés, car l’artiste compose et recompose à l’envi des assemblages qui font coexister et lient à chaque nouveau contexte ces éléments autonomes. Chaque paramètre trouve alors une existence nouvelle dans un ensemble imprévu et mouvant.
Silvana Mc Nulty a recours à une palette matérielle vaste et variée : œuf, savon, peau d’orange, pièce de monnaie, cire, oursin, fil de fer, papier bulle. Elle collecte, assemble, répare et crée, avec simplicité et économie, de nouveaux cycles de vie. Tout matériau glané ne sert pas uniquement de support mais devient une nouvelle entité transfigurée par l’action manuelle. Chaque geste est celui du manū facere puisque l’artiste développe un répertoire de procédés et savoir-faire qu’elle applique à toute matière : évider, creuser, perforer, souder, plier, tisser, broder, percer...
Les contours que ces matériaux offrent à l’artiste sont conservés tels quels, car elle ne cherche pas à créer de nouvelles formes mais plutôt à intervenir sur les surfaces, les volumes, les reliefs. La répétition est au cœur de son travail ; par des micro-gestes, des interventions récurrentes, elle s’astreint à une méthodologie rigoureuse et fait ses gammes manuelles. Ajouts ou soustractions successives lui permettent d’explorer les qualités inhérentes à chaque matière, pour les révéler ou les mettre en danger. Sans préméditation, l’artiste reproduit jusqu’à ce que l’automatisme technique perde son contrôle, plonge dans l’expérimental, s’en remette au hasard de la matière. Tout se joue alors dans cet instant suspendu, dans l’imminence d’une cassure, d’un effondrement. Elle vient provoquer le paroxysme des états de la matière, repoussant les limites d’une fragilité qui devient ambiguë, débridant le mouvement irrépressible que chaque œuvre porte en elle. Silvana Mc Nulty met à l’épreuve les extrêmes – le mou et le dur, le vide et le plein – en les unissant dans une seule entité, créant des coexistences nouvelles entre structure et texture. En transition permanente et fortes d’une destinée fortuite, ses œuvres éprouvent une vulnérabilité doublée d’une liberté absolue, qui s’étend et se propage aux regards et aux interprétations. La technicité de l’artiste revendique le silence, se limitant à un degré formel d’intervention. Refusant toute pétrification esthétique et explicative, seuls quelques indices sont semés ici et là, Silvana Mc Nulty se laisse libre d’exercer sa curiosité, de manifester son désir d’une potentielle mais facultative finalité.
Matthieu Gounelle,
De stupéfiantes conjonctions
Il y a en art comme dans le ciel des conjonctions qui semblent de prime abord surprenantes mais dont on comprend très vite qu’elles relèvent en définitive d’une nécessité que chacun attendait.
Il en va ainsi de l’exposition du travail de Silvana Mc Nulty dans l’église de Brey-et-Maison- du-Bois dédiée à Saint Sébastien. Dans ce modeste lieu de culte jurassien, Mc Nulty a fait le choix d’un accrochage qui, non seulement dessine un univers baroque dont on présume qu’il réalise le destin contrarié de l’église construite au XIXe siècle, mais qui évoque aussi le saint auquel elle est dédiée. Comment en effet ne pas voir la figure du saint surgir des colonnes que les pièces de l’artiste ont embrassées ? Mais ici point de flèches, comme chez Mantegna, Tiepolo ou la plupart des peintres classiques qui ont représenté le martyre de Sébastien ; on est frappé au contraire par la grande douceur des pièces qui semblent guérir Sébastien de ses blessures.
Les œuvres de Mc Nulty dessinent en effet comme des pansements sur le corps imaginé du saint martyrisé. Ce sont des couronnes en formes d’étoiles dont le tissage évoque les cataplasmes de notre enfance, des rapporteurs qui donnent la mesure de la réparation en cours, des étoiles encore – de mer cette fois, et ces grands cercles colorés qu’on ne peut s’empêcher de voir comme des nébuleuses planétaires peu à peu remplissant le ciel de leur matière céleste et bienveillante. Le saint martyrisé est à jamais consolé.
Sans aucun doute, ces pièces dont la majorité a la dimension de la main sont aussi des ex- voto, nombreux dans les églises de Grèce, pays dont est issue la famille maternelle de l’artiste. Cependant, à la différence des ex-voto des églises orthodoxes, ceux de Silvana Mc Nulty sont colorés, ébouriffés, enfantins et joyeux ; ils désignent les parties d’un corps étrange, imaginaire, qu’il appartient au regardeur de reconstituer, comme Iris le corps de son frère Osiris. Une trame nouvelle se détache alors des colonnes et vient habiter l’espace entier de l’église, convoquant dans une fumée magique l’ensemble du corpus déjà très riche de l’artiste.
Car au cœur du travail de Mc Nulty se trouvent les fils visibles et invisibles qui réunissent des éléments aussi disparates que coquillages, perles, grelots, équerres, ciseaux ou encore sacs en papier. Tous ces éléments dont la banalité fait écho à notre modernité fonctionnaliste sont reliés entre eux par des fils qui s’ancrent dans la pratique ancienne du tissage, et les sacralisent. Des liens indissolubles, des conjonctions stupéfiantes se dessinent alors. Ce qui n’a rien d’inattendu dans une église dont le ciel est bleu.
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Katia Porro, Lier et laisser filer
Dodie Bellamy
Sophie Auger-Grappin, Forces Contraires
Didier Semin, Monnaie de signes
Andréanne Béguin
Matthieu Gounelle, De stupéfiantes conjonctions
Katia Porro,
Lier et laisser filer
« Lier et laisser filer » : un titre qui flirte avec le trouble de l’oxymore ouvre la porte vers l’univers artistique de Silvana Mc Nulty. Un univers composé de fragments, de microcosmes, d’heures acharnées et méticuleuses de travail, de discipline, de gestes violents sur des matériaux fragiles, et d’objets souvent exclus des vocabulaires artistiques pour leur caractère banal. Ce qui en découle est un répertoire de mots, mots à la fois liés et en opposition, mots qui esquissent une sorte de fil rouge que l’on pourrait peu à peu tirer pour mieux naviguer au sein de cet ensemble aussi troublant qu’apaisant.
ABSOLU
Des associations paradoxales qui repoussent des limites – d’une chose, voire même de notre compréhension de cette chose-là – révèlent la recherche d’une forme absolue dans le travail de Silvana Mc Nulty. L’absolu engouffre et assomme, mais cependant fascine... Voir : trou.
ACCESSION
28 000 trous, 14 000 pailles, et des mois de confrontation entre les mains d’Eva Hesse et un objet industriel composent l’œuvre Accession III. En 1968, l’artiste américaine d’origine allemande a enfilé des pailles en plastique dans les trous d’un cube en fibre de verre lors d’un geste répétitif peu éloigné de celui du tissage de Silvana Mc Nulty. Point par point, chacune des deux artistes combine des choses qui s’entrechoquent – le géométrique et le chaotique ; le manufacturé et le fait main ; la force et la fragilité. « Une augmentation par un élément ajouté » est la définition du mot accession. Et chez Mc Nulty, comme chez Hesse, le désir d’une transformation complète de la matière est remplacé par le désir d’un détournement et une augmentation d’un objet existant, tout en créant des nouvelles sensations d’ordre physique.
CARAMBOLAGE
Au billard, un carambolage est une série de chocs, ou la collision successive des billes. Ici, le carambolage se passe à travers la matière et le geste – chaque chose en amène à une autre.
CISEAUX
Comme chaque outil tranchant, les ciseaux sont actifs vis-à-vis de la matière, mais passifs vis-à-vis de la main de son·sa utilisateur·rice. Chez Silvana Mc Nulty, ils sont tout autant complices de l’acte d’initier une œuvre et d’en déterminer sa finalité, que prisonniers de cette dernière. Cette contradiction rappelle la double nature de l’outil : des ciseaux, ou une paire de ciseaux, sont à la fois le symbole du lien (physique, affectif, amical) et de l’outil pour couper ce même lien. Voir : outil.
COQUILLAGE
« Je devais commencer par fixer des signes dans ce continuum incommensurable, par établir une série d’intervalles, c’est-à-dire des nombres. La matière calcaire que je sécrétais, en la faisant tourbillonner comme une spirale sur elle-même, était précisément cela, quelque chose qui continuait sans interruption ; mais en même temps, à chaque tour de spirale, elle séparait le bord d’une spirale du bord d’une autre spirale, de sorte que si je voulais fixer quelque chose, je pouvais commencer par compter ces spirales. Bref, ce que je voulais construire, c’était un temps qui n’appartienne qu’à moi, qui ne soit réglé que par moi, qui soit autonome : une horloge qui n’ait à rendre compte à personne de ce qu’elle mesure. J’aurais voulu construire un temps-coquillage extrêmement long et ininterrompu, continuer ma spirale sans jamais m’arrêter ». Voir : temps.
ÉPUISER
Des milliers d’objets circulaires – rondelles métalliques, joints de plomberie, passoires d’évier – crochetés ensemble et ainsi emprisonnés témoignent d’une tentative d’épuisement non seulement d’une technique, mais aussi d’une forme. Le parcours artisanal de Silvana peut laisser penser que ses objets sont le résultat de différentes techniques, mais à y regarder de plus près, la trame de l’artiste est toujours la même, faite d’un seul point (double maille serrée) crocheté à l’infini. Ce point est ainsi appliqué, avec fureur et rigueur, à ses matériaux de prédilection temporaire, jusqu’à qu’ils s’épuisent, ouvrant la voie vers d’autres textures, d’autres formes... Il y a eu, au départ, des pâtes, des peaux d’orange, des feuilles, puis des perles, des barrettes pour les cheveux, des cloches, des jouets, puis des coquillages, des coquilles d’œuf, puis du savon, de la cire, et puis, maintenant, des équerres, des ciseaux, des feuilles, en bref, des matériaux scolaires et des outils ou objets fonctionnels. Il y a des retours occasionnels à des objets précédemment affectionnés, mais souvent, lorsqu’un nouveau matériau se retrouve entre les mains de l’artiste, les autres sont laissés de côté, tout en étant liés.
FILET
« Il est vain de blâmer le filet d’avoir des trous ». Voir : trou.
GÉOMÉTRIE
On ne peut nier ni l’aspect mathématique des œuvres présentées, ni les équations inimaginables qu’elles peuvent suggérer. Une feuille entourée d’une trame sans fin témoigne d’un désir de géométrie, ou peut-être d’un désir de contrôle. L’admiration, et peut-être la crainte d’une telle précision, peuvent être interprétées dans des œuvres récentes où des outils de mesure d’angles et de cercles sont piégés et rendus inutiles. Voir : outil. LANGAGE Drôle de sensation d’entendre une langue étrangère en la comprenant sans pour autant pouvoir formuler une seule syllabe d’un seul mot dans cette même langue. C’est la sensation suscitée par les œuvres de Silvana Mc Nulty. Car sa pratique prononce le mariage du readymade et de l’artisanat pour en faire un nouveau langage visuel inédit. Son vocabulaire provient du quotidien, composé d’une myriade d’objets qui nous entourent. Il se décline cependant à travers des conjugaisons formelles qui détournent sa nature même. Ainsi, celle ou celui qui osera pratiquer sa langue découvrira rapidement que le moindre bégaiement est impossible, car sa langue en est une de silence. Dans Le Ravissement de Lol V. Stein, Marguerite Duras imagine « [la] plus grande douleur et [la] plus grande joie confondues jusque dans leur définition devenue unique mais innommable faute d’un mot. [...] Ç’aurait été un mot-absence, un mot-trou, creusé en son centre d’un trou, de ce trou où tous les autres mots auraient été enterrés. On n’aurait pas pu le dire mais on aurait pu le faire résonner. Immense, sans fin, un gong vide, il les aurait assourdis à tout autre vocable que lui-même, en une fois il les aurait nommés, eux, l’avenir et l’instant. » Le langage de Silvana Mc Nulty pourrait donc être considéré comme une composition de mot-trous, qui voudraient à la fois tout et rien dire. Le plein et le vide. Voir : trou.
LIGNE
La pêche à la ligne libre est une technique qui consiste à laisser filer un appât, généralement vivant, sans plomber la ligne. Le leurre dérive ou nage librement alors que la canne utilisée est laissée de côté. Le titre de l’exposition « Lier et laisser filer » fait ainsi penser à la pêche à la ligne libre : en créant des liens, on se libère.
Cette technique est aussi appelée pêche à la ligne morte, car le·la pêcheur·euse n’anime plus le fil – le lien imperceptible devient mou, tout en restant intact.
NŒUD
Dans les premiers plans du film Pénélopiade de Callisto Mc Nulty, nous voyons Silvana en train de nouer un fil de chanvre, encore et encore. Ce nœud sert, dans cette pièce, de liant, se détachant du sens péjoratif de son symbole. Il semblerait néanmoins qu’il n’y ait pas d’objet plus ambivalent que le nœud. Il est contraignant, compliqué, mais aussi la puissance qui lie. Ainsi, les contradictions s’entrelacent.
OUTIL
« Les rêves ne suffisent pas à détruire la couverture de la morosité [...] Chaque jour, un outil tranchant, un destructeur puissant, est nécessaire pour s’en défaire [...] » Ciseaux, épingle, agrafeuse, dremel, perforateur... Chaque jour, Silvana a recours à un outil tranchant dans un geste que l’on peut ici aussi considérer comme la destruction de la morosité, puisqu’elle transforme des objets quotidiens en microcosmes inédits. Mais si l’outil sert de libérateur, il est aussi confronté à son destin dans l’œuvre de Silvana, qui détourne ses outils pour les rendre inutiles. Cela pourrait suggérer le refus d’une certaine dépendance à l’égard de ce dernier et, par conséquent, une forte quête d’autonomie... Voir : ciseaux, géométrie, percer.
PÉNÉLOPE
Dans l’Odyssée, l’histoire de Pénélope se déroule comme suit : son mari, Ulysse, part à la guerre et la laisse attendre son retour pendant vingt ans. Un retour dont beaucoup doutent, et qui suscite la convoitise de nombreux prétendants qui tentent d’épouser Pénélope. Fervente opposante à cette idée, Pénélope utilise ses talents de tissage pour créer son propre destin. Elle dit à ses prétendants qu’elle choisira un nouvel époux lorsqu’elle aura fini le linceul, voile qu’elle tissera tous les jours avant de le défaire la nuit, afin de gagner du temps et de tromper ceux qui ignorent la technique de tissage, jusqu’à ce que son mari revienne. Et bien que cette dédicace fasse souvent allusion à sa loyauté dévouée envers son mari, elle doit plutôt être considérée comme une forme de résistance notamment dans une relecture féministe. L’étymologie de Pénélope (pene = trame) évoque la traduction de celle qui saisit la trame. On peut donc considérer Pénélope comme une tisseuse rusée qui saisit son propre destin à travers son savoir-faire. Quant à Silvana Mc Nulty, sa motivation est peut-être indéchiffrable, mais la prolifération des œuvres révèle une dévotion à son travail et un désir de créer sa propre trajectoire. Voir : Pénélopiade de Callisto Mc Nulty
PERCER
L’embout d’une dremel chatouille la surface d’un œuf avant de la percer tendrement, à maintes et maintes reprises. Son blanc et son jaune tombent goutte à goutte par chaque trou jusqu’à ce qu’il se vide. La rigueur et la répétition du geste de l’artiste qui vient transformer l’œuf révèlent son désir d’en tester les limites : elle perce l’œuf et sa structure parfaite jusqu’à son effondrement. La tension se crée ainsi entre l’acte violent et le matériau fragile ; tout comme dans la collision des matériaux et des textures des autres pièces présentées ici.
SILENCE
Un refus de langage, ou plutôt un désir de silence, se lit dans les carnets et les enveloppes scellées à vie. Voir : langage.
TEMPS
« La perte et l’attente ; la régression et la répétition ; la non-consommation et la contre-productivité ; le retard et l’obsolescence ; le dissocié et le désynchronisé » : ces tropes typiques liés au temps résonnent
fortement lorsque l’on considère l’aspect de la durée dans les œuvres de Silvana Mc Nulty. Matérialiser cette unité de mesure élusive devient, pour elle, possible à travers ses gestes obsédants et répétitifs : percer, enfiler, crocheter, couper, percer, enfiler, crocheter, couper... Voir : coquillage.
TISSER
« Tisser ne signifie pas seulement prédestiner (sur le plan anthropologique) et réunir ensemble des réalités différentes (sur le plan cosmologique), mais aussi créer, faire sortir de sa propre substance, tout comme le fait l’araignée, qui bâtit sa toile d’elle-même ». Silvana Mc Nulty tisse, non seulement pour sortir de sa propre substance et créer son propre destin (voir : Pénélope), mais aussi pour faire se rencontrer des réalités, des textures, des matériaux et des mondes différents : le mou et le dur ; l’organique et l’artificiel ; le chaos et l’ordre ; le pérenne et l’éphémère...
TROU
Trou, troué, trous, trou de mémoire, trou de ver, trou du cul, trou de balle, trou de nez, trou d’air, trou d’homme, trou de conjugaison, trou de souris, tour normand, trou individuel, trou coronal, trou noir, avant- trou, bouche-trou, mot-trou, boire comme un trou... Autant enfoncement que cavité, un creux qu’une ouverture vers un ailleurs infini, le trou est la forme de l’absolu, ou du moins de sa recherche. « Quand je dis que les trous sont des conduits ou un “moyen de” ou un espace ou une intersection – je veux dire que les trous sont des occasions – des opportunités qui peuvent prendre de nombreuses formes, matériaux et durées (imaginez un trou qui ne serait que durée) ». Les trous et le manque sont ainsi à comprendre comme des possibilités. Et peut-être même un endroit où l’on peut à la fois se perdre et, éventuellement, se retrouver. Insaisissable et, pourtant, pleinement palpable.
Dodie Bellamy
At first glance, Silvana Mc Nulty’s exhibition looks like a scattering of bric-a-brac across three gallery walls. As you move in closer, you encounter small sculptures comprising found objects— starfish, seashells, triangles, protractors, paper bags—that the artist has embellished with crochet, using the same kind of fine thread and tiny hook that my grandmother, who was born in 1901, did to adorn pillowcases and handkerchiefs with lace. However, rather than “finishing” the ends of the threads to create a tidy effect, as my grandmother taught me to, Mc Nulty, who was born in 1995, leaves them hanging. From a crochet perspective, this is a feral gesture. The assemblages are arranged not randomly but in a rigorously intuitive fashion. Mc Nulty’s intricate, controlled deployment of a technique associated with an antiquated vision of female domesticity seems to be daring the viewer to dismiss her practice. That would be a big mistake on the viewer’s part, for this work is sneakily subversive. As the show’s title—“Déborder de ses bords” (Overflow One’s Edges)—suggests, Mc Nulty is exploring excess. Her appetite is vast, evidenced not only by the sheer volume of her output but also by the voracity with which she binds items that don’t belong together (witness the fluid geometry of shells with the crisp-edged angles of plastic drafting tools). Like an über-feminine invasive species, Mc Nulty’s handicrafts reconfigure the natural/rational divide, creating an aberrant ecosystem. This work is deeply feminist, confronting histories of domestic oppression and creativity, while allowing both their drudgery and their beauty to exist in a tension that is never resolved. The stitches and threads always show like scars.
Sophie Auger-Grappin,
Forces Contraires
Invitée en résidence de production au lycée Jean-Zay à Thiers, Silvana Mc Nulty a établi son atelier sur le plateau technique où se trouvent les machines de thermoformage, d’injection plastique et d’outillages. Installée dans une cellule vitrée qui l’isole autant qu’elle l’expose au contexte industriel environnant, Silvana Mc Nulty crochète, des heures durant, des ouvrages de fils qui réunissent des objets fonctionnels ou des rebuts récoltés au pied des machines. Dans ses nouvelles pièces, Silvana choisit un fil de couleur mis en forme par le crochet qui génère une grammaire de mailles répétitives pour souligner avec fantaisie le périmètre des objets assemblés. Le fil glisse précisément d’une perforation à l’autre, reliant les orifices naturels aux percées mécaniques produites dans les différents objets. L’artiste a choisi de créer des confrontations entre des pièces organiques telles que des coquillages, des feuilles d’arbres et des pièces industrielles comme des joints de plomberie, des engrenages, des chutes de découpes industrielles qui produisent le télescopage de différents mondes : celui de la mer, du milieu scolaire mais également celui des machines, des processus industriels et manufacturés. Cette technique d’assemblage toute personnelle émane d’une approche intuitive tout d’abord guidée par le souhait de concevoir à l’échelle de la main. Il est possible d’attribuer cette approche de la sculpture à son apprentissage de la joaillerie puis du bijou contemporain qu’elle envisage comme un art transportable en relation au corps. Impliquée quotidiennement dans sa pratique, Silvana Mc Nulty a également choisi de travailler avec des matières faciles à manipuler, légères et peu onéreuses. Libre à elle de déplacer ses réalisations partout pour travailler ou les exposer. Cette liberté d’expression s’affirme en pleine conscience du fait que les femmes ont longtemps été prisonnières des pratiques textiles autrefois peu considérées. Travailler la maille et relier grâce à elle autant d’objets de son quotidien est un devenu un vocabulaire pour Silvana Mc Nulty qui revendique sa filiation avec les femmes artistes qui en ont, elles aussi, détourné les usages. C’est le cas d’Anni Albers qui apprit le tissage à contrecœur avant d’en révolutionner les codes et les structures par l’influence de la peinture abstraite ou d’Eva Hesse qui utilisa les cordages présents dans l’usine qu’elle occupait pour concevoir des pièces d’une charge émotionnelle nouvelle. En France, Marinette Cueco racontait que c’est après avoir délaissé le métier à tisser qu’elle entama un travail sculptural plus libre fait de tressage de fibres végétales.
Sur le plateau technique du lycée Jean Zay, la main de Silvana Mc Nulty monte silencieusement les mailles au crochet. Chaque boucle qui se crée émerge régulièrement dans l’ouvrage. Tandis que les machines qui l’environnent battent la mesure, elle formule un langage organique autour des objets et des débris dont elle ignore parfois l’origine. Sublimant cette matière « pauvre » par ses boucles reliées les unes aux autres, elle crée des chaînes rappelant les maillons du langage. À travers un réseau de symboles récurrents, elle tisse une grammaire personnelle, une écriture cryptée, indéchiffrable aux yeux des autres, qui échapperait en quelque sorte à la logique du sens et du verbe.
Didier Semin,
Monnaie de signes
On raconte qu’autrefois, les vacanciers du Club Méditerranée — n’ayant jamais fréquenté l’institution, je n’ai pas été directement témoin de la chose — disposaient, durant leurs séjours, de colliers de boules pour régler de menus achats d’alcool ou d’épicerie à l’aide d’une monnaie ludique, comme lavée des servitudes de ce que nous appelons l’argent. L’intention (feindre d’affranchir les individus des distinctions de fortune) était odieuse, mais le procédé ingénieux : il attestait une bonne connaissance de l’histoire de l’humanité qui, longtemps, a utilisé des coquillages, des perles, des plumes et des colliers aux fins de ce qui ne s’appelait pas encore le commerce.
Quand j’ai découvert les objets surprenants de Silvana Mc Nulty — on ne peut qu’être admiratif du parcours de cette jeune artiste, qui a su, en à peine quatre années, se constituer un univers propre, extrêmement singulier, et se faire en quelque sorte une signature — je les ai d’abord regardés avec mes références familières, celles qui se rapportent à l’art de l’assemblage et à la figure de Kurt Schwitters, qui a formulé comme personne la façon dont le collage s’est imposé à lui à l’issue du premier conflit mondial : « On peut fort bien, disait-il, créer avec des rebuts, et c’est ce que je fis en les collant ensemble, en les clouant. Je donnais à ces objets le nom de Merz, et c’était ma prière à moi pour célébrer la fin victorieuse de la guerre, puisque la victoire, une fois encore, revenait à la paix. De toute façon, tout était détruit et il s’agissait de construire quelque chose de neuf avec des débris ». L’idée de réparation symbolique me paraissait convenir assez bien à l’ajustement incongru de toutes choses par le lien, la couture, le tissage et le remodelage auquel Silvana Mc Nulty a commencé de se livrer presque compulsivement aux alentours de 2019 : Pénélope infirmière du monde de la bricole, elle n’a certes pas connu la guerre — avait-elle le pressentiment que cette dernière allait bientôt éclater aux marches de l’Europe ? — mais en France une des pires crises sociales depuis des décennies, qu’on désigne désormais comme le « mouvement des gilets jaunes », et une épidémie sans précédent autre que très lointain, qui devait cloîtrer des mois durant une population entière. Il fallait tout remettre en forme, suturer les plaies, ravauder une société de l’objet en pleine déliquescence, l’artiste se portait sur le front qui lui était accessible, celui de la métaphore : souvent dans ses compositions on voit des équerres ou des rapporteurs d’angle aboutés par des ourlets festonnés qui suggèrent l’urgence d’un changement de nos systèmes de mesure, s’il est vrai qu’ils n’ont réussi à bâtir que le monde bancal où nous vivons. Le réajustement des choses entre elles efface aussi, ou déborde, leurs bords parfois tranchants, comme pour adoucir leur contact. Schwitters clouait : à cette méthode éprouvée mais expéditive, Silvana Mc Nulty a préféré celle des artistes femmes qui l’ont marquée, et qui usaient plutôt du fil, de la cordelette ou du tressage : Eva Hesse, Zoe Leonard avec son Strange fruit, ou l’extraordinaire Hessie, qui utilisait la broderie comme outil de construction. Au diable ce qu’un monde révolu appelait avec condescendance les ouvrages de dames : ce n’est pas rien, de lier, et le fil vaut bien la vis ou le clou, s’agissant d’efficacité. En latin, les religiones, d’où nous vient le mot « religions », étaient, nous disent Marcel Mauss et Roger Caillois, les liens qui assemblaient les poutres des ponts jetés d’un bord à l’autre d’une rivière (ces architectures étaient si importantes que le plus haut placé dans la hiérarchie des prêtres romains était le pontifex, le faiseur de ponts — c’est pour cela que le Pape, dans l’église catholique, est appelé Souverain Pontife...).
Il y a plus, pourtant : ce qui frappe d’emblée dans ces objets transformés, c’est leur caractère de jouets, de bijoux, de talismans ou d’amulettes. Ils excèdent rarement la dimension de l’offrande, du présent, et sont constitués à parts égales d’éléments de notre quotidien, règles de plastique, paires de ciseaux, passoires ou bondes d’évier, et des matériaux qui ont traditionnellement servi aux fameuses monnaies archaïques dont s’est un jour souvenu un comptable du Club Méditerranée : perles, coquillages, métaux brillants, osselets, végétaux. C’est par commodité que nous parlons de monnaies archaïques à propos des objets extraordinaires, pour nous mal intelligibles, en usage dans l’Amérique du Nord ou l’Océanie d’avant la colonisation ; on dispute encore la fonction exacte des wampums des Iroquois, des tevau des îles Salomon. Ils s’échangeaient, certes, mais la plupart du temps dans un cadre rituel qui excédait largement celui d’un simple marché, au sens où l’entendrait aujourd’hui, mettons, le Fonds monétaire international. C’est que l’argent n’est pas né d’un coup, même dans nos civilisations, dans la tête d’un startupeur en peau de bête, qui aurait un jour eu l’idée de multiplier les échanges, en inventant un substitut universel capable d’envoyer le troc aux oubliettes. L’argent a d’abord été beau, il a circulé pour lui-même dans un cadre cérémoniel — dont rien ne donnera une meilleure et plus simple idée que l’échange, dans les cours d’école, des images du chocolat Poulain ou des billes, pour ma génération, des cartes Pokémon pour celle de mes enfants. On l’a manié avec un respect sacré et une joie candide. Ce n’est que très graduellement qu’il est devenu ce que nous connaissons, en somme une abstraction meurtrière. Les artistes de la seconde moitié du XXème siècle ont souvent rêvé d’abolir cet argent qu’ils voyaient comme un liant corrupteur : Yves Klein jetait de l’or dans la Seine, Joseph Beuys plaidait pour un retour au troc (le cours différent de leurs carrières, précoce pour le premier, tardive pour le second, fait parfois oublier qu’ils étaient contemporains : Klein était de 1928, Beuys de 1921).
Silvana Mc Nulty, avec le culot souvent flamboyant de sa génération, me paraît faire une hypothèse artistique un peu différente, mais pleine elle aussi de justesse — celle de rendre à la monnaie sa beauté, plutôt que d’appeler à son effacement, de créer des signes pour un nouvel échange, plus élégant, plus digne et plus équitable que celui qui régit nos vies. Une monnaie, pourrait-on dire, de la république Mc Nulty, c’est-à-dire d’un univers rêvé entre l’enfance tout court et l’enfance de l’humanité. S’est-on avisé que la maladie financière qui gangrène notre monde s’est aggravée avec la dématérialisation croissante de l’argent, l’abandon (en tous cas officiel) de l’étalon or ? Si l’argent est aujourd’hui virtuellement tout, c’est peut-être parce qu’il n’est concrètement plus rien, et ne tient plus dans la paume d’une main qui le soupèserait avec crainte et jubilation — le Club Méditerranée l’avait bien compris, en attirant ses vrais clients avec de fausses perles. Il ne faut pas sous-estimer la portée de l’intuition : dans l’idée générale d’une réparation du monde, le rêve d’une monnaie à la fois primitive et nouvelle prend tout naturellement la suite de celui d’un réagencement moins orthogonal des objets, et nous donne autant à voir qu’à penser. Kurt Schwitters n’est après tout pas si loin : n’avait-t-il pas nommé son art Merz, en amputant le mot Kommerz de sa première syllabe ? Silvana Mc Nulty ne ferait que bousculer à peine trois consonnes pour suggérer que l’on transforme la monnaie de singe des places financières en monnaie de signes admirables...
Andréanne Béguin
Silvana Mc Nulty est née en 1995. Elle vit et travaille à Paris. Elle est diplômée de la Gerrit Rietveld Academie et de la Haute École des arts du Rhin.
La main s’offre chez Silvana Mc Nulty comme une genèse. C’est d’elle qu’émane le travail technique que l’artiste appose sur chaque matière. C’est à son échelle que les œuvres créées existent. C’est dans sa perspective tactile que les œuvres cheminent dans l’esprit du regardeur. Silvana Mc Nulty crée des archipels d’éléments hydrides qui émanent de la rencontre émerveillée entre une matière primaire quelle qu’elle soit – métal, textile, organique – et cette main. La rencontre se prolonge par la mise en dialogue de ces différents atomes créés, car l’artiste compose et recompose à l’envi des assemblages qui font coexister et lient à chaque nouveau contexte ces éléments autonomes. Chaque paramètre trouve alors une existence nouvelle dans un ensemble imprévu et mouvant.
Silvana Mc Nulty a recours à une palette matérielle vaste et variée : œuf, savon, peau d’orange, pièce de monnaie, cire, oursin, fil de fer, papier bulle. Elle collecte, assemble, répare et crée, avec simplicité et économie, de nouveaux cycles de vie. Tout matériau glané ne sert pas uniquement de support mais devient une nouvelle entité transfigurée par l’action manuelle. Chaque geste est celui du manū facere puisque l’artiste développe un répertoire de procédés et savoir-faire qu’elle applique à toute matière : évider, creuser, perforer, souder, plier, tisser, broder, percer...
Les contours que ces matériaux offrent à l’artiste sont conservés tels quels, car elle ne cherche pas à créer de nouvelles formes mais plutôt à intervenir sur les surfaces, les volumes, les reliefs. La répétition est au cœur de son travail ; par des micro-gestes, des interventions récurrentes, elle s’astreint à une méthodologie rigoureuse et fait ses gammes manuelles. Ajouts ou soustractions successives lui permettent d’explorer les qualités inhérentes à chaque matière, pour les révéler ou les mettre en danger. Sans préméditation, l’artiste reproduit jusqu’à ce que l’automatisme technique perde son contrôle, plonge dans l’expérimental, s’en remette au hasard de la matière. Tout se joue alors dans cet instant suspendu, dans l’imminence d’une cassure, d’un effondrement. Elle vient provoquer le paroxysme des états de la matière, repoussant les limites d’une fragilité qui devient ambiguë, débridant le mouvement irrépressible que chaque œuvre porte en elle. Silvana Mc Nulty met à l’épreuve les extrêmes – le mou et le dur, le vide et le plein – en les unissant dans une seule entité, créant des coexistences nouvelles entre structure et texture. En transition permanente et fortes d’une destinée fortuite, ses œuvres éprouvent une vulnérabilité doublée d’une liberté absolue, qui s’étend et se propage aux regards et aux interprétations. La technicité de l’artiste revendique le silence, se limitant à un degré formel d’intervention. Refusant toute pétrification esthétique et explicative, seuls quelques indices sont semés ici et là, Silvana Mc Nulty se laisse libre d’exercer sa curiosité, de manifester son désir d’une potentielle mais facultative finalité.
Matthieu Gounelle,
De stupéfiantes conjonctions
Il y a en art comme dans le ciel des conjonctions qui semblent de prime abord surprenantes mais dont on comprend très vite qu’elles relèvent en définitive d’une nécessité que chacun attendait.
Il en va ainsi de l’exposition du travail de Silvana Mc Nulty dans l’église de Brey-et-Maison- du-Bois dédiée à Saint Sébastien. Dans ce modeste lieu de culte jurassien, Mc Nulty a fait le choix d’un accrochage qui, non seulement dessine un univers baroque dont on présume qu’il réalise le destin contrarié de l’église construite au XIXe siècle, mais qui évoque aussi le saint auquel elle est dédiée. Comment en effet ne pas voir la figure du saint surgir des colonnes que les pièces de l’artiste ont embrassées ? Mais ici point de flèches, comme chez Mantegna, Tiepolo ou la plupart des peintres classiques qui ont représenté le martyre de Sébastien ; on est frappé au contraire par la grande douceur des pièces qui semblent guérir Sébastien de ses blessures.
Les œuvres de Mc Nulty dessinent en effet comme des pansements sur le corps imaginé du saint martyrisé. Ce sont des couronnes en formes d’étoiles dont le tissage évoque les cataplasmes de notre enfance, des rapporteurs qui donnent la mesure de la réparation en cours, des étoiles encore – de mer cette fois, et ces grands cercles colorés qu’on ne peut s’empêcher de voir comme des nébuleuses planétaires peu à peu remplissant le ciel de leur matière céleste et bienveillante. Le saint martyrisé est à jamais consolé.
Sans aucun doute, ces pièces dont la majorité a la dimension de la main sont aussi des ex- voto, nombreux dans les églises de Grèce, pays dont est issue la famille maternelle de l’artiste. Cependant, à la différence des ex-voto des églises orthodoxes, ceux de Silvana Mc Nulty sont colorés, ébouriffés, enfantins et joyeux ; ils désignent les parties d’un corps étrange, imaginaire, qu’il appartient au regardeur de reconstituer, comme Iris le corps de son frère Osiris. Une trame nouvelle se détache alors des colonnes et vient habiter l’espace entier de l’église, convoquant dans une fumée magique l’ensemble du corpus déjà très riche de l’artiste.
Car au cœur du travail de Mc Nulty se trouvent les fils visibles et invisibles qui réunissent des éléments aussi disparates que coquillages, perles, grelots, équerres, ciseaux ou encore sacs en papier. Tous ces éléments dont la banalité fait écho à notre modernité fonctionnaliste sont reliés entre eux par des fils qui s’ancrent dans la pratique ancienne du tissage, et les sacralisent. Des liens indissolubles, des conjonctions stupéfiantes se dessinent alors. Ce qui n’a rien d’inattendu dans une église dont le ciel est bleu.
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© Silvana Mc Nulty, 2025
© Silvana Mc Nulty, 2025